Cher arrière-grand-père,

Hier il s’est passé quelque chose d’incroyable : j’ai parlé de toi à un de tes concurrents … enfin, presque ! J’ai parlé de toi au dirigeant qui a repris une entreprise créée dans les années 30, c’est sûr c’était un de tes concurrents ou plutôt confrères/collègues car, à l’époque, les relations entre entreprises du même secteur devaient être fraternelles et respectueuses. Peut-être même qu’il y a 70 ou 80 ans tu as rencontré le fondateur de cette entreprise, qui sait ? En tout cas, on a remonté le temps et parlé de l’avenir.

Vie des entreprises : Etait-ce mieux pendant les 30 glorieuses ?

De là-haut, si tu m’observes, tu dois voir que je m’active pour la réussite des entreprises de services et aussi industrielles comme celle que tu avais et qui perdurent. Par contre, tu dois te dire que je fais partie des « improductifs », des « petits merdeux qui donnent des conseils à ceux qui travaillent ».
Figure-toi que c’est un vrai travail ! Je suis consultante, j’aide les entreprises à trouver des leviers pour faire plus de chiffre d’affaires car la conjoncture n’est pas celle des 30 glorieuses. Aujourd’hui on commence une deuxième tranche de 30 pas ou peu glorieuses, c’est pourquoi les dirigeants font appel à des « improductifs » pour travailler sur leur stratégie et trouver des solutions innovantes pour avancer toujours plus vite, pour convaincre les investisseurs de les aider financièrement car l’autofinancement que tu as bien connu se fait rare.

Le pire, c’est que j’interviens aussi en management. Ça te choque encore plus, n’est-ce pas ? Tu te dis « Qu’est-ce que c’est que ça ? les ouvriers n’obéissent plus ? ils sont fatigués avant d’avoir commencé à travailler ? » Oui, en gros c’est ça et je leur donne un peu raison quand même, laisse-moi t’expliquer. Non seulement les ouvriers « n’obéissent plus » mais ils remettent en cause ce que dit le patron, dans le but d’être force de proposition. D’ailleurs si tu étais patron aujourd’hui, tu serais en prison car mon petit doigt m’a dit que quand le dernier ouvrier prenait son poste, tu reculais la pendule de 5 minutes. Tu serais un « salaud de patron » qu’on aurait envie de pendre sous le pont d’ … de Montmorillon!

Pour la « fatigue au travail », on appelle ça des bore-out ou des burn-out qui demandent d’intervenir pour améliorer les conditions de vie au travail, faciliter la communication, faire en sorte que dirigeants et collaborateurs coopèrent mieux ensemble … Au passage, tu auras remarqué qu’on parle anglais, depuis la seconde guerre mondiale que tu as vécue, les américains nous ont vraiment fait connaître des tas de « saloperies », d’ailleurs je t’écris même avec un PC via Linkedin et Facebook (les PTT actuelles si tu préfères mais sans papier ni timbre) et il faut que je reste discrète sur ce message sinon Hoffman et Zuckerberg seraient capables d’inventer un réseau social pour les personnes qui comme toi sont au ciel et faire du business avec ça ! On invente n’importe quoi maintenant et ça rapporte beaucoup plus que d’aménager et de peindre des camions, je te jure !

Je t’explique donc comment on travaille :
On travaille 35 heures par semaine sur 5 jours, je te promets je ne me trompe pas dans les chiffres !
On peut travailler plus que 35 heures mais comme ça coûte à l’entreprise et que les salariés sont impactés fiscalement, on le fait seulement par obligation ce qui tue la motivation et l’amour de son travail. Oui, tu peux constater qu’on commence par faire des calculs avant de savoir si on va travailler ou pas. Tu ne comprends pas ? Tu t’étonnes que ce soit comme cela alors qu’on frôle les 10% de chômage et qu’on perd en pouvoir d’achat ? Ah, je vois que tu es au courant !
Oui, alors notre gouvernement essaie de répondre à cette question du chômage, depuis 4 ans, en tentant d’inverser la courbe et donc il a proposé/imposé récemment une loi car, pour plus de liberté, c’est bien connu … on met un cadre ! Tu ne comprends pas la logique ? Tu n’es pas le seul ! Je crois que ni les dirigeants d’entreprises (de TPE/PME) ni les salariés ne comprennent vraiment. Il y a des choses qui échappent aux deux parties. On impose donc une loi avortée, sans dire que, finalement, aux prud’hommes, ce seront que des jurisprudences en perspective. En tout cas, il y a des grèves, les raffineries sont bloquées comme ça, même ceux qui veulent travailler ne pourront pas y aller et la croissance se rapprochera encore plus de 0%. Et en marge de ces grèves, il y a des gens, qui ont une conception personnelle du travail, qui cassent les outils de production de ceux qui font tout pour maintenir et créer de l’emploi !
Puis, il y en a d’autres, chaque soir plus nombreux, qui s’organisent de manière pacifiste. Ça s’appelle « Nuit Debout ». Non, pas les nuits debout que tu as connues quand tu bossais la nuit pour servir plus vite un client ou livrer un camion à l’autre bout de la France, non ce sont des rassemblements de gens qui veulent voir le monde changer, qui en ont marre du mode de fonctionnement actuel, politique, économique, social … un phénomène qu’on fait en sorte d’ignorer et de décrire de manière biaisée dans la presse parce qu’on ne sait pas par quel bout le prendre. Pourtant, ce n’est pas anodin car les gens aspirent à revenir à certaines valeurs qui étaient mieux avant, tout en sachant que demain est à co-constuire dans la société civile comme en entreprise d’ailleurs.

Vie des entreprises : n’est-ce finalement pas mieux pendant ces 30 peu glorieuses ?

Je t’entends de là, tu me dis « je te plains ma petite fille, pauvre France, c’était mieux à mon époque ! » Et là, je te réponds bizarrement que malgré ce bazar, je préfère la mienne d’époque. Déjà, en tant que femme, je travaille, je suis libre même si mémé Aimée, ton épouse, que j’ai connue a toujours travaillé, il paraît que tu n’étais pas toujours tendre avec elle. Moi j’ai la chance de ne pas « rendre de comptes » dans tous les sens du terme. Je gère en effet mes propres comptes bancaires. Ensuite, même si je me suis débrouillée toute seule, j’ai fait des études et eu des supers postes en tant que salariée et je suis heureuse de ce que je fais aujourd’hui. Je voyage et pour aller d’un point à un autre c’est de plus en plus rapide. Si tu savais que même les camions dernier cri n’ont limite pas besoin de chauffeur pour se déplacer ! Je peux être en contact avec mes clients, mes amis, la famille quand je veux à longueur de journée par plein de moyens. J’ai mon permis de conduire, une voiture, je peux aller au cinéma, au théâtre, voir des expositions, me cultiver. On vit globalement dans un confort que tu n’avais pas, chauffage l’hiver, électricité permanente, logements confortables … Nous pouvons être informés et obtenir plein de choses en temps réel pourtant, on perd patience comme des enfants gâtés. Quoiqu’on veuille, on a le choix et pourtant on n’est jamais content, ce n’est jamais suffisant.
J’ai tout de même de la gratitude pour la vie que j’ai. Imagine, si je n’avais pas tout ce matériel (téléphone, ordinateur, …) je ne pourrais pas t’écrire aujourd’hui. Tu vois, ça a quand même du bon de vivre en ce début de 21ème siècle aussi perturbé soit-il, le champ des possibles est ouvert et ces 30 ou peu glorieuses nous poussent à inventer notre futur. Tu me dis « Alors, arrêtez de râler et bossez! » Tu as raison, il faut qu’on agisse ensemble dans nos milieux respectifs sur la base de civisme et de valeurs saines … peut-être tout simplement celles de notre République bafouées depuis 40 ans par certains qui en ont ou ont eu les commandes et qui privilégient le fait de servir leur égo plutôt que les citoyens ? Allez, cher arrière-grand-père, sois assuré de ma motivation car, comme toi à l’époque, je l’aime mon pays et je suis persuadée qu’on peut y faire plein de belles choses.

Excellente journée !
Bien à vous,

Agnès SARRAZIN MILLET
Pour votre information, je n’ai pas eu la chance de rencontrer mon arrière-grand-père décédé peu après son départ en retraite, tous les propos cités entre parenthèses m’ont été rapportés par son fils, mon grand-père, qui avait repris l’entreprise avant de la vendre à ma naissance car mon père a choisi un autre métier.